Je suis né Creusois en 1924 dans la modeste ferme ancestrale de mes grands parents maternels, auprès desquels j’ai ensuite pratiquement passé toutes mes vacances d’enfant, d’adolescent, de jeune adulte. Et j’ai pu ainsi, pendant de longues années, partager la vie, les travaux de l’exploitation familiale et de celles de parents très proches du village, découvrir une agriculture que l’on pensait attardée et que j’ose aujourd’hui qualifier d’agro-écologique hautement élaborée, à la mesure bien sûr des ressources et moyens de l’époque.

Mes parents ayant opté pour des carrières parisiennes, j’ai cependant effectué tout mon cursus scolaire dans la capitale, l’achevant par l’Institut national agronomique en 1943 – 1945 et l’École supérieure d’application d’agriculture tropicale, ESAAT, en 1945 – 1946. Autant avouer que ma formation à l’agriculture a d’abord été pratique et écologique en Creuse, puis théorique et agronomique à l’Agro et à « Nogent », dualité me posant d’ailleurs, en fin d’études, un cruel dilemme : reprendre la ferme des ancêtres ou exercer ces quelques savoirs et savoir-faire accumulés, en d’autres lieux supposés pouvoir en bénéficier.

Or en 1944–1945 la Seconde Guerre mondiale s’achève, le général de Gaulle lance sa grande idée d’une Union française fraternelle, dont les Territoires pourront attendre beaucoup du grand frère, reconnaissant des sacrifices consentis dans les combats d’Afrique et d’Europe. L’élan gaullien est irrésistible ; l’outre-mer mystérieux m’attire et s’impose. J’opte donc, après les deux années d’Agro, pour une troisième année d’application à l’ESAAT. À sa sortie, seuls deux choix me sont permis : celui de la Fédération d’affectation, AOF, AEF, ou Madagascar ; et, au sein des Services de l’agriculture outre-mer, l’option entre le cadre de la « Production » (Vulgarisation) et celui des « Laboratoires » (Recherche). Je choisis l’AOF (je ne sais toujours pas pourquoi) et, bien évidemment, la Production, la blouse blanche ne me seyant point (et je me tache beaucoup).

Le départ pour l’Afrique est cependant différé, car subordonné à une relève pourtant urgente des très nombreux anciens bloqués outre-mer par cinq années de guerre, mais réalisée avec des moyens d’acheminement encore essentiellement maritimes. Les navires disponibles sont en nombre très insuffisant et souvent bien fatigués. Je suis, dans l’attente, affecté à l’automne 1946 au Jardin de Nogent sous la direction de René Coste (futur DG de l’IFCC), et j’y rencontre avec grande curiosité les chercheurs de la STAT, scientifiques confirmés, les premiers anciens de retour des tropiques, et y consulte longuement la très riche bibliothèque aujourd’hui « historique ».

Enfin en décembre 1947, c’est l’embarquement pour l’Afrique à Cherbourg sur le magnifique paquebot Pasteur, cependant aménagé en transport de troupes pour accélérer la relève. Dakar est atteint en quatre jours et demi. Je vais enfin savoir lequel des neuf Territoires de l’AOF-Togo va accueillir mes premiers pas d’agronome tropical. Sur le pont même du Pasteur, l’Inspecteur général de l’agriculture de la Fédération m’annonce mon affectation à la Station expérimentale de l’arachide de Bambey au Sénégal, également siège du Secteur soudanais de recherches agronomiques. À ma stupéfaction balbutiante, bégayante… « mais Monsieur j’avais opté pour la Production … », le grand Robert Sagot répond par un argument irréfutable, définitif : « C’est le seul lieu où l’on peut accueillir un couple marié ». Ainsi nait une vocation !

Et pendant une bonne année, à Bambey, j’assume très consciencieusement les fonctions d’adjoint, puis d’intérimaire du responsable de la sélection arachide, mil, sorgho, manioc, ricin et toutes autres cultures étudiées par la Station, Louis Sauger, qui devient rapidement mon grand ami et, plus tard, un exceptionnel patron. Cependant, à mi-1949, le départ d’un collègue me permet de postuler avec succès au poste, au demeurant peu envié, de chef du Service des cultures de la Station, en charge de la gestion du domaine (préparation des terrains, multiplication des semences, activités de routine, etc.), mais l’atavisme paysan m’y pousse. Et en 1950 une profonde réorganisation des Services de la recherche agronomique outre-mer intervient. Bambey devient, sous la houlette de Robert Jeannin et François Bouffil, Centre de recherches agronomiques à vocation fédérale, composé de deux divisions. L’une de ces divisions, celle des « Laboratoires » (existants), est confiée à Serge Bouyer, agrologue, puis à Louis Sauger. L’autre division, nouvellement créée, profonde innovation pour les services de recherche de l’époque, est celle de l’ « Agronomie ». Providentiellement elle m’échoit au retour d’une mission de trois mois aux USA, peut-être grâce à mon « profil » apparemment tourné vers l’application et …. l’aventure.

C’est le début d’une décennie passionnante au cours de laquelle l’équipe Agronomie s’étoffe : Techniques agronomiques, Mécanisation, Association agriculture-élevage, Économie rurale, Prévulgarisation…. Grâce à l’arrivée de jeunes agronomes enthousiastes (en désigner un seul serait profonde injustice envers ceux non cités, mais non oubliés), l’ »Agronomie » va ouvrir largement les portes du Centre vers l’extérieur, tant vers l’amont des décideurs que vers l’aval des utilisateurs, et engager vigoureusement sa marche vers le monde paysan.

Puis c’est l’Indépendance des États africains, le CRA Bambey devient en 1960 Centre national de la recherche agronomique du Sénégal. Il garde cependant sa carrure régionale, voire internationale, grâce à de nombreux échanges inter-États qui se poursuivent, et à sa gestion confiée à l’IRAT. À la division d’Agronomie une nouvelle équipe tout autant passionnée se met en place. Et dès 1962 sa fusion avec la division des Laboratoires débouche sur un ensemble remarquable de recherches pluridisciplinaires dont Louis Sauger, devenu directeur général du Centre puis de l’IRAT/Sénégal, me confie la direction scientifique.

Et profitant d’une nouvelle quinzaine d’années (de 1960 à 1974), René Tourte, le « producteur » déguisé en chercheur va continuer à mûrir et savourer sa vengeance de vulgarisateur contrarié. Sont ainsi progressivement assurées les bases d’une recherche agronomique syncrétique, holistique associant intimement, dans ses objectifs et actions, les respectables disciplines classiques à celles plus proches et cognitives des conditions, problèmes, contraintes, attentes du monde rural. Apparaissent de nouveaux types d’approches de mieux en mieux formalisés : recherche-système, recherche-action, recherche-développement, partenariat producteur-développeur-chercheur, développement expérimental…, dont les Unités Expérimentales du Sine-Saloum, lancées en 1968, sont une première épreuve en vraie grandeur. Ce projet un peu fou, mené avec la participation de près de 4.000 habitants de plusieurs villages, sur plus de 12.000 hectares, est soutenu par les hautes autorités sénégalaises, par la direction générale de l’IRAT, par la Mission d’Aide et de Coopération française de Dakar, mais beaucoup moins apprécié par de hauts pontifes effrayés par une possible disparition de la sacro-sainte barrière entre recherche et vulgarisation : « à chacun son métier… ».

Mais en 1974 place doit être faite aux jeunes, en particulier Africains, et mes presque trente années de séjour en Afrique s’achèvent ; j’y reviendrai bien sûr souvent en mission… et en pèlerinage. Période extraordinaire qui m’a permis de côtoyer de grands noms de l’agriculture tropicale : Roland Portères, Maurice Guillaume, Pierre Viguier, Maurice Rossin, Paul Mornet, Jean Pagot, René Catinot, Louis Malassis, Paul Pélissier … ; grâce au soutien inconditionnel de mes patrons et amis, Francis Bour, le ministre Habib Thiam, Guy Camus, Louis Sauger ; et sous l’égide bienveillante de hautes personnalités politiques : Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf….

La dernière phase de ma carrière se déroule au GERDAT, puis CIRAD à Montpellier. Elle va s’étaler sur quinze années supplémentaires de 1974 à 1990 : chef de la division d’Agronomie et représentant de l’IRAT, de 1974 à 1983, directeur fondateur du département des Systèmes agraires du CIRAD de 1984 à 1986, conseiller (après retraite prise) des directeurs généraux du CIRAD jusqu’en 1990. Elle va me permettre de découvrir, ou mieux connaître une quarantaine de pays du monde tropical d’Afrique et d’Amérique latine.

Parenthèse doit cependant être ouverte dans cette période métropolitaine. De 1980 à 1984, après accord entre les directions de l’IRAT et du CNEARC (transféré de Nogent à Montpellier), j’anime, en effet, à « mi-temps » (entendre pendant la troisième moitié de mes activités) la création et le montage de la filière « Productions végétales » du nouveau CNEARC, filière devenue dès la deuxième année (surprenant ?) « Agronomie et Systèmes agraires ».

Cette dernière et très riche phase montpelliéraine de ma carrière me permet, sous la houlette dynamique et généreusement amicale de Francis Bour, Hervé Bichat, Henri Carsalade, avec la complicité de René Billaz, de Jacques Lefort et de bien d’autres collègues futurs maîtres à penser, de proposer, faire connaître, accompagner ces nouvelles approches de recherche dans lesquelles le producteur, le paysan, leurs conseillers deviennent acteurs et décideurs majeurs, et de voir ces démarches reconnues et adoptées par de nombreux pays.

En 1990, je quitte officiellement la scène de l’agriculture tropicale, après quarante cinq années passées à son service, néanmoins prolongées de quinze nouvelles années, derrière le rideau baissé, par l’écriture avec mon épouse Christiane de « Histoire de la recherche agricole en Afrique tropicale francophone ».

René TOURTE
19/02/2014
 


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